expo happening- (résidence)

 
 

Le travail que Pascale Weber a effectué à Dieppe sur les marins et leurs familles, ou plutôt en collaboration étroite avec eux, est cohérent avec l’esprit de ses actions précédentes(1) ; on y retrouve ce souci de l’existence quotidienne des gens modestes, cette attention amicale portée aux objets (souvenirs, sous-verre, porte-bonheur divers, etc.) qui accompagnent leur vie et la soutiennent à leur façon. De ce point de vue — les photos rétroprojetées l’attestent —, il y a bien continuité avec ses propositions antérieures (cf. L’utopie domestique et Fidèles inanimés). 
Mais on aperçoit aussi des différences notables, spécialement dans la mise en scène générale de l’exposition, dans la manière dont les œuvres sont réparties et orientées, dans l’emploi surtout, non prévu au départ, des vidéos réalisées par ceux-là mêmes que Pascale Weber a rencontrés pendant cette expérience.	Il y a ici une troublante similitude entre l’activité de l’artiste et celle du critique, ou plus exactement entre les problèmes auxquels Pascale Weber a été confrontée dans la réalisation de son projet et ceux que j’ai connus moi-même en préparant ce texte, problèmes que j’évoquais plus haut sur le ton de l’observateur détaché. Parce qu’elle ne trouvait pas la bonne distance pour filmer la vie à bord, parce qu’elle se percevait peut-être comme une intruse dans ce monde à part, fortement marqué par des valeurs masculines, elle a changé son fusil — ou son harpon — d’épaule, elle l’a même carrément délaissé au profit d’images réalisées à bord par les marins, images brutes, naïves, parfois triviales, avec coups de zoom intempestifs et travellings saccadés, images prises sur le vif et sans prétention esthétique particulière, ce qui leur donne d’ailleurs un fort impact émotionnel. 	


On jugera peut-être que cette attitude ostensiblement ouverte au regard de l’autre, en l’occurrence à celui de l’amateur, emboîte le pas à une pratique de plus en plus fréquente dans l’art contemporain, pratique dont Michel Guerrin pointe les inconvénients et les risques majeurs dans un article récent : « Fraîcheur, crédibilité. C’est à partir de ces deux axiomes que le document amateur est aujourd’hui sacralisé, perçu comme une revanche du témoin local contre l’expert. […] Le monde de l’art participe lui aussi à cette “fête de l’amateur”. On ne compte plus en effet, aux États-Unis et en Europe, les expositions et les livres qui visent à magnifier un photographe du dimanche, un album de famille. Longtemps, le genre fut méprisé. […] Ce phénomène amateur, qui gagne les mondes de l’information et de la création, a quelque chose de stimulant et de déstabilisant. Il pourrait aussi être un symptôme de plus de la perte d’influence de l’auteur au fur et à mesure que l’industrie culturelle impose ses règles. » (“Nous sommes tous de grands photographes”, Le Monde, 13-14 février)	


L’entreprise de Pascale Weber échappe cependant à de telles réserves car cet abandon consenti de la caméra (un abandon d’ailleurs très provisoire), outre qu’il témoigne d’une belle humilité de sa part, est moins un parti pris ou un procédé mis à la mode qu’une réaction inventive et généreuse face aux circonstances, et il est bien autre chose qu’un fiasco adroitement reconverti, il se révèle même porteur de perspectives qu’une optique, disons professionnelle, aurait occultées ou réduites. Ces vues décalées dans le temps et dans l’espace qui défilent en parallèle sur l’écran, vues où les surimpressions dominent, tels des souvenirs mélangés, produisent un effet d’égarement tout à fait hypnotique. En renonçant à installer son regard à l’intérieur des bateaux, en accueillant au contraire ceux des marins eux-mêmes dans son propre travail, l’artiste a octroyé une dimension inattendue à ces vidéos destinées initialement à un usage interne, et réussi de la sorte une gageure : l’équilibre paradoxal du proche et du lointain, de l’exotique et du quotidien, cela même que la distance séparant les deux endroits(2) de son exposition manifeste par des moyens différents. Loin donc d’abdiquer, loin de se défausser en confiant ses pouvoirs à l’œil plus adhérent, plus impliqué, et aussi plus simple des sujets mêmes de son travail, Pascale Weber a pratiqué avec succès, sur elle et puis sur nous, une greffe oculaire originale — c’est-à-dire plus proche de l’origine —, il faut lui dire merci pour cette intervention(3) délicate. 

Gilbert PONSLa Blanquié, février 2005

1 Il l’est également à la philosophie qui anime son activité d’essayiste. Cf. les articles suivants, publiés dans les derniers numéros de Turbulences vidéo : « Magnifiques temps morts : la nostalgie domestique » (n° 41, octobre 2003) , « Politique de l’art relationnel » (n° 44, juillet 2004) ; « Espaces et situations artistiques » (n° 45, octobre 2004) ; « D’inutilité publique » (n° 46, janvier 2005).2 Expression bizarre, elle laisse entendre qu’il n’y a pas d’envers, ce qui est tout à fait contradictoire. 3 Dans un passage fameux d’À la recherche du temps perdu, Proust comparaît déjà l’effet produit par la peinture sur l’œil des spectateurs à une opération chirurgicale douloureuse : « … le peintre original, l’artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n’est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit : maintenant regardez. Et voici que le monde (qui n’a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l’ancien, mais parfaitement clair. » (Le Côté de Guermantes, Laffont/Bouquins,1987, II, p. 276.)


Le temps d'une marée : catalogue collectif, co-édité par Cybèle et AWP, Cosne-sur-Loire, 2005.

        Pascale Weber ou le regard hospitalier,

à propos d’une exposition en forme de chiasme

                                                              par Gilbert Pons


« L’artiste est celui qui fixe et rend sensible aux plus “humains” des hommes le spectacle dont ils font partie sans le voir. »


M. Merleau-Ponty, « Le doute de Cézanne ».

« En règle générale, ce n’est pas l’artiste exécutant qui peut donner une juste information sur les principes de son art. Il ne crée pas d’après des principes. En créant, il obéit à l’impulsion spontanée de ses facultés harmonieusement cultivées et, en jugeant, à la finesse de son intuition et de son sens artistiques. » (E. Husserl, Recherches logiques I (1901), pp. 9-10.)


Les rédacteurs de catalogues et les critiques devraient approuver ces lignes du fondateur de la phénoménologie puisqu’en insistant sur l’ignorance des créateurs quant aux sources et aux motivations de leur art, une ignorance délibérée ou pas, il justifie en quelque sorte leur fonction. Loin de correspondre à ce stéréotype, Pascale Weber, qui est aussi écrivain, associe à son travail de plasticienne une réflexion sur celui-ci particulièrement lucide — une réflexion d’autant plus efficace que l’auteure la formule avec beaucoup de précision et de sobriété dans le vocabulaire —, chose qui complique sérieusement la besogne du commentateur, lequel, jaloux de ses prérogatives, peut avoir l’impression désagréable qu’on lui a coupé l’herbe sous les pieds. Herborisons quand même, qui sait si quelques touffes n’ont pas été épargnées ?

La vie des marins mise en scène dans leurs propres films amateurs, remontés en triptyque vidéo et par la mise en relation du film avec une série photographique réalisée dans leur foyer, afin d'établir le lien de continuité entre les deux lieux qu'ils habitent.