Eloge de l’incrustation
Déambulations dans Immémorial de Pascale Weber
par Marcin Sobieszczanski
Dans la définition du mot « mémoire » que cite Pascale Weber, d’après la première édition du Dictionnaire de l'Académie française, de 1694, sont anticipés, trois siècles à l’avance, tous les éléments ou plutôt toutes les directions que la recherche en sciences cognitives réserve actuellement aux phénomènes mnésiques. Les choses « dignes de mémoire », sont des choses que l’on classe aujourd’hui sur les hauts registres de l’axiologie personnelle, à la différence de la tendance archaïque qui consiste à les associer aux valeurs publiques. Les structures neurales du système limbique, localisées entre le néocortex et le tronc cérébral, apposent à tous les événements de notre parcours ontogénétique, des « étiquettes » émotionnelles qui proviennent de notre système de valeurs induites et internalisées, propre à chaque individu. Seuls les événements émotionnellement caractérisés passent dans la mémoire à long terme. Il en est de même avec les espaces et les endroits, avec les personnages peuplant notre monde, les animaux, les choses matérielles, les décors. Mais tous ces éléments que l’on pourrait comparer à un quelconque enregistrement, mécanique ou bien utilisant un signal informationnel ou encore sa digitalisation, ne sont que des traces indirectes, dans notre cerveau, des événements passés. La mémoire fait toujours appel à nos capacités de reconstruction du monde ambiant ou intérieur, intellectuel ou émotionnel. Finalement l’anamnèse est toujours un processus de création. A partir de nos connaissances des règles de fonctionnement du monde, de ses lois physiques, sa morphologie et son fonctionnement dans les processus, nous recréons, sous l’impulsion d’une nécessité actuelle qui met en branle une trace mnésique « étiquetée », une réalité hypothétique qui se déverse dans notre réel le plus immédiatement perçu.
Les scénographies mémorielles que Pascale Weber plante à l’entrée de son œuvre : Ma chambre, Bassin à poissons, Hibiscus, Filaments de têtards, Salon, Chambre des « doudous », sont des reconstructions actuelles des lieux d’antan. Elles le sont non seulement parce qu’il s’agit d’une remémoration mentale habillée en matériaux de la création artistique, de la vidéo, du dessin, de la photographie, mais avant tout parce que ces topologies se regagnent par un conatus spinozien, et ce dernier est en train de mobiliser, on dirait « de nouveau », nos sens, notre orientation, nos compétences motrices, notre sagacité et notre émotivité. Donc, l’histoire n’est pas le passé mais la narration des choses mémorables… Pourquoi ces choses sont-elles mémorables ? Je ne pouvais pas le savoir au moment des faits. Je regarde les faits à rebours : si mon frère était un gnome, il ne l’était pas ainsi quand il était frère d’une fillette. A l’époque il était égal à lui-même et comparable à moi. Je n’avais pas la possibilité de le voir en gnome, je n’en connaissais pas la notion. Le personnage de la « Jetée » se définit ainsi puisque j’ai fait un travail de transposition à partir du concept de translation temporelle chez Chris Marker… Riche de mon expérience qui m’a procuré la trame de mes valeurs symboliques j’exerce un contrôle sur les rémanences. Je refais le chemin aujourd’hui, Jakarta signifie pour moi, l’enfant qui y vivait, ce que Jakarta signifie pour moi aujourd’hui – la ville lointaine en Indonésie, il m’est impossible de me penser petite autrement qu’en fonction de cette perspective que je m’impose du point de vue d’un adulte, occidental, artiste, enseignant-chercheur. J’ai une palette pleine de cases, et je l’effleure en hésitant et en choisissant. Dans l’individu actuel s’affrontent constamment différentes conceptions extrapolées du temps. Chaque choix, geste de survol sur la palette de possibles, impose au personnage que j’ai été un rôle psychologique difficile à jouer : avec l’appareil cognitif puéril je me dois d’assumer « les sus les insus » d’un être à présent construit. Le monde est fait de l’histoire ainsi produite – les ancêtres sont nous-mêmes, portent nos traits, arborent nos impondérables, les pays d’avant les guerres sont les pays que l’on regrette ou les pays desquels on s’enorgueillit, les anciennes maisons sont habitées non pas par les fantômes du passé, mais par nos projections d’ici et là.
C’est cette histoire qui se raconte par la suite. Les scènes d’autrefois ne disparaissent pas dans l’objectivité de la révolution du temps physique, elles se rejouent avec les acteurs qui sont les auditeurs et les spectateurs de nos narrations. Du bruit blanc sort et s’articule un récit où le passé simple devient toujours un passé composé ou un imparfait. La mémoire vive change le récit en discours actualisé. Seules les fables encapsulées restent à jamais des boites noires de la mémoire, les gisements d’une psychanalyse éternellement non accomplie. L’artiste s’en sert comme d’une pièce de bois desséché qui ré-entre sur l’échiquier d’une partie, déchaînant en tant que figure, de nouvelles émotions. La narration est ce jeu d’actualité qui engage et enrôle de nouveau. L’histoire n’est pas pour elle une vieille et terne enseignante de la sagesse, l’histoire est de nature appellative, de l’ordre à exercer un attrait ou une répulsion. La dissection du cerveau, des chemins de connexions synaptiques, du substrat de ce faisceau du pré-câblage que nous sommes en dernière instance, une fois abandonnés de l’anima et de l'animus jungiens – si elle est opérée sur le dépôt de ressouvenances, elle se superpose au corps érotique – opérant in fine sa propre dissection in vivo.
Nécessairement interactive et impressive, la narration est un plaidoyer qui distribue des chocs, des stimulations, des morsures qui marquent notre corps et dispensent des énergies. La narration n’influence pas avec la teneur objective de ce qu’elle véhicule, elle porte sur des événements tout en se détachant de leur signification. Pénètre la conscience du spectateur-interlocuteur ce que celui-ci capte en se positionnant par rapport au vécu que l’on tente de lui transmettre. Pascale Weber parle de la captation des courants d’air, le flux des souvenirs passant dans un couloir, un lieu de passage où les présents déploient des voiles afin de se faire propulser par l’énergie narrative qui en émane. Cette œuvre est d’emblée conçue sur un système de voiles orientables, multiscreen. C’est dire que la position du spectateur y est active dans un sens comportemental : il ne s’agit pas d’une simple action que l’on attendrait de lui – au contraire, ce qu’il doit faire n’est pas simple, sa position est "non optimisée" et aléatoire. Son ergonomie cognitive est contraignante. Il entendra des bribes, il verra des miettes, desquelles il reconstruira sa propre histoire, narrée avec ses propres forces :
la création, quand il fut encore des jardins... jardins étaient là tant que de l’étage de la maison on ne pouvait pas distinguer plus loin que le domaine qui lui appartenait, c’est-à-dire la végétation qui partait d’au-dessous de la maison poussait sur la route qui descendait en contrebas, à vrai dire non pas sur une route mais sur la possibilité de se déplacer librement, possibilité qui se perdait des yeux parce qu’elle devait donner sur une autre route, à coup sûr aquatique, une rivière, un chenal, un lac joint à un autre, mais l’ayant dans la conscience uniquement en tant qu’une potentialité et non nécessairement une possibilité d’y arriver rapidement, finalement on ne pouvait pas et on ne voulait pas trop, on préférait plutôt rester chez soi, c’est-à-dire là où s’arrêtait une quelconque raisonnable vision de se mouvoir, donc tant qu’ils existaient ces buissons rendant impossible le déplacement rapide, quand on engageait un quelconque projet de création, celle-ci demeurait incomparable à rien de ce qu’on pouvait connaitre, donc elle était libre de toute confrontation et elle rencontrait uniquement l’éloignement descendant sans écho, odorat ni vue rémanente. La création sonnait pour elle-même et pour cela elle était assignée à la comparaison avec le néant, et tous les horizons qu’elle atteignait étaient à la fois les plus lointains et les plus pertinents. La joie – car si on avait peur de partir de chez soi, alors chaque mouvement était un passionnant voyage sur la pente qui se déversait infiniment sur le plan du coulant de la gauche vers la droite, à contre-courant, gange du rêve
mercredi 6 décembre 2006
Première version du travail, un film en quatre parties + prologue, présenté au Mamac de Nice en décembre 2006.
Version réalisée entre 2000 et 2006.